L’aventure entrepreneuriale traverse parfois des zones de turbulences. Comment anticiper et gérer les difficultés, se relever après un échec? Reportage à la chocolaterie Belvas.
Retard de paiements, trésorerie sur la corde raide, retournement de marché, défaillance de clients ou de fournisseurs, "cygnes noirs" de l’économie… Il suffit parfois de peu de choses pour qu’une entreprise florissante se trouve confrontée à des difficultés financières tendues. Qui peuvent se révéler fatales au pire.
Parce que la croissance, c’est bien beau, les perspectives bénéficiaires, les marges brutes et les résultats dans le vert, c’est évidemment l’idéal, mais cela ne reflète pas la totalité de la vie des entreprises. Défaut de paiements, rupture de liquidités, procédure de réorganisation judiciaire, dépôt de bilan ou faillite… ces notions sinistres font aussi partie du quotidien des entrepreneurs.
Thierry Noesen, le fondateur et directeur général de la chocolaterie Belvas, ne cache pas son enthousiasme lorsque nous lui proposons le sujet pour une nouvelle session des Recettes du Succès. "C'est un thème bien utile, et vous avez raison de mettre le doigt sur les difficultés plutôt que de toujours montrer les succès qui donnent l'impression que c'est facile." Parce que le succès de l’entrepreneuriat, c’est aussi pouvoir affronter la vague et remettre le bateau à flot lorsqu’il prend l’eau…
C’est donc dans les effluves de chocolat que nous accueille Thierry Noesen. Dans la partie administrative de l’atelier de production, sur le zoning de Ghislenghien, la disposition des lieux semble traduire la croissance de l’entreprise. Noesen occupe le premier bureau en entrant. Derrière un panneau publicitaire pour ses marques et le commerce équitable, on devine encore le guichet qui donne sur la porte d’entrée. Et pour preuve que le directeur occupe aujourd’hui l’espace qui a du être dédié à la réception de l’entreprise, l’ouvre-porte surnage sur le bureau encombré de ce patron homme-orchestre, entre rapports de vente, prospectus de présentation, quelques paires de lunettes de lecture et PC portable.
Volubile, le chocolatier reçoit ses invités du jour avec entrain. Il y a là Pauline Petta. La jeune entrepreneuse est passée de la plonge à la direction de l’hôtel du Domaine des Hautes Fagnes, un établissement d’une septantaine de chambres racheté par sa famille alors qu’il était en faillite. "Il a fallu totalement repenser le business model pour le rendre de nouveau rentable", affirme-t-elle. Avec son frère, elle a également lancé Localisy, un site de référencement de commerces locaux qui est passé par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel entrepreneurial avant de trouver sa voie dans le marketing digital.
Dernier arrivé, Thierry Brugma vient de fermer un chapitre de sa longue vie de seul concurrent belge de bpost, plombé notamment par la masse salariale. "De difficultés de trésorerie en retard de paiement ONSS, je me suis résolu à demander une PRJ, avant de me rendre à l’évidence et de déposer purement et simplement le bilan", assume-t-il.
Après des années chez Nestlé puis BASF, Thierry Noesen se laisse séduire par un projet dans le secteur du chocolat. "Il s’agissait de gérer le regroupement de deux chocolatiers à Anvers. Mais le projet n’était pas viable, parce que la nouvelle entité avait été trop endettée par les repreneurs pour financer l’opération. Dans la foulée, on m’a proposé de reprendre une chocolaterie à Dottignies. Elle était en perte depuis plusieurs années et proche de la liquidation. Il aurait mieux valu la laisser aller en faillite et en reprendre certains actifs. Mais je n’aime pas cette idée", précise Noesen. A l’époque, la chocolaterie affichait péniblement 250.000 euros de chiffre d’affaires. 15 ans après, Belvas atteint les 12 millions.
La famille de Pauline Petta a repris l’établissement hôtelier ardennais alors qu’il était effectivement en faillite. "On a totalement revu le business model. Auparavant, l’hôtel visait surtout une clientèle d’affaires pour des séminaires ou des mises au vert. Ce n’était pas suffisant pour vivre. Les habitudes ont changé, les entreprises dépensent moins pour ce genre d’activités ou différemment", constate Petta. Le modèle bascule donc radicalement vers une clientèle à 80% touristique, "exactement l’inverse de ce qui se faisait avant", précise Petta. Avec de lourds investissements en matière de confort (un centre de wellness) et de gastronomie. "Les deux premières années ont été très dures. On s’est souvent posé la question de l’avenir et de la pérennité du projet", se souvient-elle.
Comme quoi, et c’est sans doute le premier enseignement de cette discussion: il y a une vie après une (quasi-)faillite. Un repreneur peut réussir là où le précédent entrepreneur a échoué. Mais cela exige de repartir quasiment d’une page blanche, de choisir d’autres options, parfois radicales.
Belvas a pris le parti de s’investir massivement dans la filière bio et surtout équitable. Une démarche qui lui donne un positionnement commercial distinctif dans un marché très concurrentiel, mais surtout porteuse de valeurs. "Je ne peux pas cautionner le travail des enfants dans la production de mon chocolat. En tant qu’industriels, nous sommes responsables de la production en amont. J’y crois fermement, mais je constate aussi que le personnel y adhère et est attiré par ces valeurs autant que par notre produit", précise Noesen.
Le personnel, puisqu’on en parle! Pour les trois entrepreneurs autour de la table, c’est le facteur coûts le plus important. Et donc le plus difficile à gérer. Thierry Brugma a débuté dans le transport de colis, premier coin enchâssé dans le monopole de La Poste à l’époque. Quelques camionnettes sillonnaient les routes belges dans le cadre d’un réseau international. L’activité est florissante et rachetée par la Poste française.
Brugma reste dans le secteur et en 2013, avec l’ouverture du marché de la poste aux lettres à la concurrence, il obtient une licence sur le marché belge. 150 facteurs salariés, c’est autre chose que des chauffeurs souvent indépendants. "La masse salariale s’est révélée ingérable. Et les facteurs salariés n’avaient pas du tout d’esprit d’entreprise, renâclant sur la météo, le temps de travail ou l’efficacité des GPS. C’est une dimension qui a fini par tuer le projet", analyse-t-il.
Mais ce n’est pas la seule. A posteriori, Brugma, qui est longtemps resté le seul concurrent belge de bpost sur le courrier estime que TBC, sa société de courrier, a longtemps servi d’alibi à la Belgique pour justifier l’ouverture du marché à l’Union européenne. "Dès que l’opérateur historique n’a plus eu besoin de nous pour cela, on ne nous a plus fait de cadeau…" Aujourd’hui, Brugma a relancé une activité de courrier, mais uniquement avec de la sous-traitance. "J’agis en tant que broker. Il y a effectivement de la place pour la concurrence dans le secteur, mais pas avec une telle charge salariale."
Difficile aussi de gérer le volume de personnel lorsque l’on a une activité cyclique comme le chocolat. "Durant notre phase de croissance, nous avons dû faire face à des problèmes de trésorerie importants pendant les mois d’été. On accumule les stocks en juillet et août. Du coup en septembre, on se retrouve avec des besoins de ligne de crédits de l’ordre de 2 millions d’euros. Aujourd’hui, on peut l’absorber avec l’appui bancaire. Mais à l’époque, c’était trop juste", reconnaît Noesen. Belvas a donc dû demander le soutien de la Sogepa pour un prêt subordonné.
"Dans notre activité, il y a peu d’économies d’échelle. La part du personnel dans les coûts augmente avec la croissance. Mais malheureusement, on perd en efficacité et en implication en grandissant." Pour maîtriser les coûts et l’efficacité, Belvas doit donc trouver le bon équilibre entre le personnel propre, le chômage économique et le recours à des intérimaires.
Pour faire prendre conscience à ses employés de ce que représente la masse salariale dans l’équilibre financier de l’entreprise, Pauline Petta n’hésite pas à jouer cartes sur table. "J’explique très précisément ce que cela nous coûte, et comment, sans contrôle et sans maîtrise, ce facteur peut mettre l’entreprise en péril."
On le voit, parmi les indicateurs à surveiller comme le lait sur le feu pour anticiper d’éventuels problèmes financiers dans l’entreprise, la gestion du personnel est certainement le plus important. Mais les signaux purement financiers et le suivi très rigoureux d’un business plan le sont tout autant. "Ne jamais lâcher la bride et se reposer sur ses lauriers", affirme Pauline Petta. "Si on constate que quelque chose ne fonctionne pas après 6 mois, ce n’est sans doute pas trop grave. Mais il faut pouvoir se remettre en cause, corriger, anticiper et assumer les changements à apporter."
Prévoir! Tout est là, affirme Noesen. Tellement facile à dire, mais… "On ne se rend pas toujours compte des problèmes quand on a le nez dans le guidon. D’où l’utilité de s’entourer de bons conseils et de bonnes compétences particulièrement dans le secteur financier pour mener des audits réguliers de la situation. Mais il faut des gens qui soient dans le business, des entrepreneurs, sans quoi ils risquent de ne pas bien appréhender la réalité du terrain. Le contrôle financier, c’est primordial, mais cela ne suffit pas non plus."
Toute économie est bonne à prendre, estime, draconienne, Pauline Petta. Elle permettra éventuellement d’éponger un coût trop élevé à un autre endroit. "Pas de pitié pour les fournisseurs!", affirme-t-elle péremptoire. Le Domaine des Hautes Fagnes a par exemple fait développer sa propre gamme de produits de soin pour le centre wellness. "La mise au point avec un partenaire local n’était pas facile, mais cela représente une économie considérable par rapport au grand groupe avec qui nous traitions auparavant." Autre exemple, l’établissement a fait le pari de ne pas figurer sur quelques plateformes de réservation en ligne comme Booking.com ou Tripadvisor. "On économise les commissions de courtage. Tant que l’on peut s’en passer et que notre taux de remplissage reste bon, on continue. Mais il faut pouvoir revenir sur de telles décisions si le besoin s’en fait sentir", commente-t-elle.
Après le dépôt de bilan, "paradoxalement on se sent plus léger"
Quand le couperet tombe définitivement, qu’il faut se rendre à l’évidence que malgré une gestion attentive, malgré les mesures prises et les restructurations, il est évident que l’aventure n’est plus viable, l’entrepreneur reste seul avec cette décision et avec le constat d’échec. "Paradoxalement, on se sent particulièrement léger… ", explique Thierry Brugma, le seul autour de la table à avoir vécu cette douloureuse expérience. "Pas heureux parce que un dépôt de bilan à des conséquences évidentes sur beaucoup d’autres personnes. Mais à titre personnel, on se défait d’une pression énorme. Plus la situation devient difficile, plus cette pression s’alourdit. Avec un risque réel sur la santé par exemple. Ce n’est pas qu’une façon de parler!", raconte Brugma.
"Il faut être très fort aujourd’hui pour être patron. Pour résister à la pression de la gestion quotidienne. Déjà quand tout va bien, alors quand les affaires ne vont plus…", reconnaît Pauline Petta. "Mais sur le plan humain et personnel, avez-vous un sentiment de culpabilité?", demande-t-elle à l’adresse de Thierry Brugma. "Non", répond-il, "parce que je n’ai pas l’impression d’avoir quelque chose à me reprocher. Sans doute aurais-je pu être plus dur avec le personnel ou avec les fournisseurs. Mais ce n’est pas dans ma nature… L’entreprise, c’est une idée, on la garde. Pour le reste, il n’y a pas de culpabilité si on n’a pas commis d’erreur."
Et comment rebondit-on après une telle épreuve? "On redevient quelqu’un de normal", sourit Brugma. "Sans les contraintes et la pression du chef d’entreprise. Mais il ne faut pas tarder à se remettre en selle, sinon l’inactivité brutale risque de laisser un vide énorme. Et c’est à ce moment que l’on va commencer à gamberger et s’accuser de tous les maux. Plus on s’arrête, plus le redémarrage est difficile!"
Mais si, malgré le suivi de ce tableau de bord rigoureux, les voyants passent au rouge sans que l’on puisse véritablement inverser la tendance, il faut un moment prendre des mesures drastiques. "La décision de demander une procédure de réorganisation judiciaire ou de déposer le bilan a finalement été assez facile à prendre. Parce que je n’avais plus le choix!", se souvient Thierry Brugma. "Il y a un moment où il faut prendre la décision. Et puis l’assumer… Ce n’est pas une décision facile, au vu de ses conséquences et du désarroi qu’elle va provoquer, mais elle est finalement facile à prendre."
Pour Thierry Noesen, lorsque l’on est forcé de réduire la voilure, de faire des économies drastiques ou de licencier par exemple, la décision est toujours trop tardive. "Mais c’est le genre de solution que l’on n’a pas envie d’appliquer. Le patron entrepreneur est souvent beaucoup plus gentil qu’on le pense. Il refuse ce genre d’extrémité, reporte la décision. Et finalement, cela arrive toujours trop tard. On aurait pu le faire plus tôt, on le savait, mais on n’osait pas. Mais attendre c’est pire, cela peut engendrer des dégâts plus importants encore."
Et les "bonnes raisons" de reporter une restructuration sont nombreuses. Il y a le côté humain évidemment. Si la décision s’impose, il n’empêche qu’elle est particulièrement difficile à annoncer au personnel concerné le moment venu. Pour le patron de PME qui a porté le projet, une restructuration sonne déjà comme un constat d’échec. "Il n’y a jamais de bonne manière de s’y prendre. On a plein de reproches à se faire et cela reste une déception", constate encore Noesen.
Et puis, il y a les volets financier et réglementaire. Le facteur coûts est un frein évident autant que paradoxal. A reporter la décision, on ne fait qu’aggraver la situation et donc… alourdir le coût potentiel. "L’entrepreneur reste naïvement optimiste, sans doute trop longtemps. Mais s’il ne doit en rester qu’un seul qui y croit encore, ce sera lui forcément…"
Après le dépôt de bilan, "paradoxalement on se sent plus léger"
Quand le couperet tombe définitivement, qu’il faut se rendre à l’évidence que malgré une gestion attentive, malgré les mesures prises et les restructurations, il est évident que l’aventure n’est plus viable, l’entrepreneur reste seul avec cette décision et avec le constat d’échec. "Paradoxalement, on se sent particulièrement léger… ", explique Thierry Brugma, le seul autour de la table à avoir vécu cette douloureuse expérience. "Pas heureux parce que un dépôt de bilan à des conséquences évidentes sur beaucoup d’autres personnes. Mais à titre personnel, on se défait d’une pression énorme. Plus la situation devient difficile, plus cette pression s’alourdit. Avec un risque réel sur la santé par exemple. Ce n’est pas qu’une façon de parler!", raconte Brugma.
"Il faut être très fort aujourd’hui pour être patron. Pour résister à la pression de la gestion quotidienne. Déjà quand tout va bien, alors quand les affaires ne vont plus…", reconnaît Pauline Petta. "Mais sur le plan humain et personnel, avez-vous un sentiment de culpabilité?", demande-t-elle à l’adresse de Thierry Brugma. "Non", répond-il, "parce que je n’ai pas l’impression d’avoir quelque chose à me reprocher. Sans doute aurais-je pu être plus dur avec le personnel ou avec les fournisseurs. Mais ce n’est pas dans ma nature… L’entreprise, c’est une idée, on la garde. Pour le reste, il n’y a pas de culpabilité si on n’a pas commis d’erreur."
Et comment rebondit-on après une telle épreuve? "On redevient quelqu’un de normal", sourit Brugma. "Sans les contraintes et la pression du chef d’entreprise. Mais il ne faut pas tarder à se remettre en selle, sinon l’inactivité brutale risque de laisser un vide énorme. Et c’est à ce moment que l’on va commencer à gamberger et s’accuser de tous les maux. Plus on s’arrête, plus le redémarrage est difficile!"
Source: L'Echo